
../images/deuxarbres.jpg
Ballade : A propos de deux ormeaux qu'elle avait
Mon jardin fut doux et léger,
Tant qu'il fut mon humble richesse :
Mi-potager et mi-verger,
Avec quelque fleur qui se dresse
Couleur d'amour et d'allégresse,
Et des oiseaux sur des rameaux,
Et du gazon pour la paresse.
Mais rien ne valut mes ormeaux.
Dans ma claire salle à manger
Où du vin fit quelque prouesse,
Je les voyais tous deux bouger
Doucement au vent qui les presse
L'un vers l'autre en une caresse,
Et leurs feuilles flûtaient des mots.
Le clos était plein de tendresse.
Mais rien ne valut mes ormeaux.
Hélas ! Quand il fallut changer
De cieux et quitter ma liesse,
Le verger et le potager
Se partagèrent ma tristesse,
Et la fleur couleur charmeresse,
Et l'herbe, oreiller de mes maux,
Et l'oiseau, surent ma détresse.
Mais rien ne valut mes ormeaux.
2-ENVOI
Prince, j'ai goûté la simplesse
De vivre heureux dans vos hameaux :
Gaîté, santé que rien ne blesse.
Mais rien ne valut mes ormeaux. |
À Léon Vanier.
Léon Vanier (Paris, 27 décembre 1847 - 11 septembre 1896), est un éditeur et un libraire français, célèbre entre autres pour avoir été le premier à publier Paul Verlaine.
Commentaire
rédigé
La ballade, poème du Moyen-âge remis à
la mode par La Fontaine n'est guère pratiquée au XIXème
siècle. Verlaine s'essaye ici à cette forme contraignante
dans le cadre d'un retour en arrière probablement dans le jardin
de son enfance où trônaient deux ormes qui
ont gardé le souvenir de son enfance. Verlaine reprendra la même
forme de poème dans sa célèbre ballade à
Louise Michel
Plan du commentaire
1-La nostalgie d'une vie champêtre
2-L'arbre un témoin idéal
3-Un repentir
La nostalgie d'une vie champêtre
C'est avec des mots simples que Verlaine nous décrit la satisfaction qu'il trouve dans le cadre naturel du jardin de son enfance partagé entre les légumes et les arbres fruitiers. Le bonheur se résume à la simplicité, des fleurs que l'on offre pour témoigner son amour et une pelouse pour s'allonger et se détendre. Dans ce cadre verdoyant et fleuri, le regard s'arrête sur deux arbres, deux arbres communs, des ormes, âgés de plusieurs dizaines d'années et qui apparaissent comme les témoins d'un temps passé, de la fugacité d'une jeunesse heureuse, innocente, insouciante. C'est bien ce que recherche Verlaine en revenant dans ces lieux, retrouver un témoin de son bonheur passé lorsqu'il ne possédait rien. Ces deux arbres sont personnifiés, ils communiquent entre eux, ont des gestes amicaux l'un pour l'autre, font de la musique avec leur feuilles. Verlaine s'était cru un temps matérialiste, il rechercha gloire, avantages et reconnaissance, il le cria quelquefois par bravade ou par contagion. Mais notre poète entre 1873 date de sa rupture avec Rimbaud et cette année 1888 a beaucoup changé, il a bien vieilli, est devenu chrétien, et vit dans la plus grande pauvreté. Sous sa mince écorce positiviste, il apparaît dans ce poème profondément romantique, cherchant confusément une vie mystérieuse sous l'écorce de la matière, le contraire d'un matérialisme. Notre poète, au départ fou perdu dans l'aventure, extasié le jour et halluciné la nuit apparaît résigné dans son sort et il retrouve ici au contact de la nature la simplicité et l'honnêteté de la vie simple, de la vie rustique.
L'arbre, un témoin idéal
Si Verlaine apprécie les fleurs, le gazon, ce ne sont que des plantes éphémères dont la vie est trop brève
pour prétendre être des témoins d'une existence humaine.
La fleur, l'herbe, l'oiseau qui étaient présentes au moment
de son départ et qui ont partagé sa tristesse ont depuis
longtemps disparu. Seul l'arbre par sa longévité peut se souvenir d'événements anciens. "Mais rien ne
valut mes ormeaux" qui apparaîtà la fin de chaque strophe
comme un refrain insistant, un envoûtement montre bien que seul
l'arbre peut pérenniser le souvenir de son enfance plusieurs années
plus tôt. "Tout ce passé dormant aux pieds du bois superbe",
Verlaine veut nous faire prendre conscience du dessous fabuleux des choses.
L'obsession de l'amour est rédhibitoire chez Verlaine,
elle était permanente dans Sagesse, elle donne le thème
de ce recueil. Verlaine est un mal aimé, sa liaison avec Rimbaud
y est pour beaucoup. Même si le recueil Amour dont fait partie ce
poème est consacrée en majeure partie à la seconde liaison avec Lucien Létinois, c'est à Rimbaud que s'adresse
ce poème. Verlaine continuera toute sa vie à aimer son ancien
ami et l'image de ces deux arbres cote à cote nous rappelle étrangement
Verlaine et Rimbaud lorsqu'ils étaient ensemble.
Un repentir
Si dans ce recueil "Amour", Verlaine se repent de
son amour pour son "fils adoptif" Lucien Létinois, il
dit tout le bonheur d'avoir vécu au milieu de gens simples, répudiant ainsi Rimbaud qui avait horreur des paysans et des travaux agricoles. Rimbaud et Létinois seraient donc des erreurs de parcours et le bonheur
un simple contact avec des gens et des choses simples. En utilisant le
mot simplesse pour simplicité, Verlaine reprend avec audace les
jeux de mots de son ancien ami Rimbaud, comme un pied de nez aux paysans
et à leur rusticité. Avec Verlaine, dans Sagesse comme dans
Amour, nous ne savons jamais s'il est sincère ou s'il joue.
Conclusion
Dans cette ballade, Verlaine à travers la dualité de la nature, la dualité du jardin mi-potager, mi-fruitier, veut nous faire comprendre sa propre dualité. Il se disait féminin, a longtemps erré dans la corruption en prenant sa part de fautes et d'ignorances. Le nouveau chrétien fait ici pénitence appelant la nature pour qu'elle témoigne en sa faveur.
Vocabulaire
Ballade :
(du provençal ballada, danse), petit poème lyrique qui
apparaît au XIème siècle et se compose
de trois strophes de huitains en général suivies d'un envoi
ou d'une demi-strophe. Après avoir été rejetée
par les poètes de la Pléiade, la ballade
a eu un regain de popularité au XVII e siècle, grâce,
entre autres, à La Fontaine.
Au XIX e siècle, certains poètes de l'école du Parnasse
l'ont pratiquée, surtout à cause du défi que représentait
sa forme contraignante. Au XX e siècle, seulement
quelques rares poètes, par nostalgie, ont continué à
écrire des ballades (voir l'uvre d'Alphonse Piché).
Ce genre n'a donc pas eu de grandes répercussions en poésie
après le Moyen Âge.
Orme
:
Orme vient de l'altération au XIème siècle de olme, lui-même venant de ulmus, nom romain de la plante. Les ormes sont des arbres du genre Ulmus, famille des Ulmaceae ou Ulmacées atteignant une trentaine de mètres. L'orme est un arbre de haute futaie, et fournit un excellent bois d'œuvre, pratiquement comparable au bois de chêne. Il a pratiquement disparu d'Europe occidentale en raison de la graphiose. L'orme est un arbre commun de nos campagnes. Ce ne sont pas des arbres fruitiers mais leurs feuilles abondantes sont appréciées par les lapins domestiques. Les paysant récoltent leurs feuilles pour nourrir leurs lapins.
|