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Affiche du film Sodome et Gomorrhe
Poème : Sonnet boiteux
"Sonnet
boiteux" est le 7ème poème de Jadis et Naguère, juste
avant Le Clown
À Ernest Delahaye
Ah ! vraiment, c'est triste, ah ! vraiment ça finit trop mal.
Il n'est pas permis d'être à ce point infortuné.
Ah! vraiment c'est trop la mort
du naïf animal
Qui voit tout son sang couler sous son regard fané.
Londres fume et crie. Ô quelle ville de la Bible ! (12)
Le gaz flambe et nage et les enseignes sont vermeilles.
Et les maisons dans leur ratatinement terrible
Epouvantent comme un sénat de petites vieilles. (12)
Tout
l'affreux passé saute, piaule, miaule et glapit
Dans le brouillard rose et jaune et sale des Soho
Avec des indeeds et des all right et des haôs.
Non
vraiment c'est trop un martyre sans espérance,
Non vraiment cela finit trop mal, vraiment c'est triste :
Ô le feu du ciel sur cette ville de la Bible ! (12)
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Résumé
Sonnet boiteux est le 7ème poème du recueil "Jadis et Naguère" et comme l'indique le titre s'il s'agit bien d'un sonnet, Verlaine y apporte quelques entorses aux règles traditionnelles, dans la versification et dans la longueur irrégulière des vers. Boiter témoigne, d'un manque d'équilibre, d'un manque d'harmonie. Le sonnet boiteux est le reflet de l'âme du poète au moment où Rimbaud le quitte, en novembre 1872 pour revenir en janvier 1873 auprès de lui, car Verlaine est malade.
I-
Une harmonie poétique brisée
Verlaine a subit l'influence de Rimbaud et de Baudelaire qui dans leurs
poésies font souvent appel avec cette forme contraignante, le sonnet,
pour traduire avec plus de force l'harmonie poétique. Le sonnet
de Verlaine est cependant boiteux, irrégulier dans la longueur des vers, la majorité des vers ayant 13 pieds et quelques uns 12. Composé de
deux quatrains et de deux tercets, le poème est bien un sonnet
mais il s'en écarte dans la structure des rimes
des quatrains qui généralement sont des rimes embrassées ABBA, et qui ici sont des rimes croisées ABAB, mal/infortuné/animal/fané.
La longueur traditionnelle des vers d'un sonnet est de 12 pieds, ce sont
des alexandrins, Verlaine choisit de préférence le vers impair, plus musical selon lui,
et allonge le vers à 13 pieds pour en réduire quelques uns à 12. Pour traduire la mutilation de son
sonnet, traduisant sa souffrance, le poète multiplie les images douloureuses traduisant son pessimisme et sa lassitude. Au moment
où Verlaine écrit ses vers, vers décembre 1872, ses
correspondances nous apprennent qu'il est très malade depuis le
départ de Rimbaud, presque agonisant, que ses jours sont probablement
comptés et il souhaite la venue à ses côtés
de sa mère, de sa femme et de son fils. Verlaine vit un véritable
supplice que soulignent les sonorités plaintives qui jalonnent
tout le texte. On assiste à une répétition
en forme d'écho plaintif du son "a" qui se répète
dans le premier quatrain. "Ça finit trop mal",
"pas permis d'être à ce point", "la mort du naïf animal",
"son regard fané".
En lisant ce poème c'est un chant plaintif que nous entendons,
avec un accent inimitable qui révèle son âme douloureuse
et sa souffrance existentielle.
Le dernier tercet, la chute,
avec ses assonances en "an" sont comme des coups de boutoirs répétés qui détruisent le poète comme jadis Sodome et Gomorrhe des villes libertaires de la bible furent brûlées par le feu du ciel.
2- Des références bibliques
Londres ou plutôt son quartier de plaisirs, de dissipation, "Soho"
va subir dans l'imaginaire du poème, comme dans une sorte d'exorcisme,
le sort réservé jadis par la colère divine aux villes
bibliques pécheresses de l'ancienne Palestine, Sodome et Gomorrhe, célèbres pour les murs dissolues de ses habitants qui furent détruites par le feu. Les images de
feu apparaissent tôt dans le poème, dès le second
quatrain, Londres fume et crie, le gaz flambe, les enseignes sont vermeilles,
le ratatinement des maisons est terrible, épouvantable. Au images
flamboyantes, succède tout un cortège de souffrances, pour
expier les péchés de ce peuple de ville, damné. "Tout
l'affreux passé saute, piaule, miaule et glapit", c'est le passé
de Verlaine avec Rimbaud qui est jugé honteux, pervers. Londres
avec ses habitants est sale, une sorte de tanière du vice, le mot
sale traduisant aussi bien la laideur physique des rues, des édifices
que celle morale de ses habitants.
3-Un martyr
Le dernier tercet reprend le premier quatrain pour donner au poème,
l'image d'un cycle. Le poème veut donner de son auteur l'image
de quelqu'un qui tourne en rond, qui erre sans but et sans espoir, ou
quelqu'un qui va mourir, qui va revenir au néant. A la plainte
initiale succède désormais le refus, "non, c'est
trop un martyre sans espérance", le terme martyre ayant une
connotation religieuse qui de la part de Verlaine, à
cette époque surprend. Verlaine assimile la poésie à
une religion, et sa vie à un supplice face à ses
détracteurs. C'est un martyr, il supporte les souffrances car il a l'espérance qu'il en sera récompensé. Vraiment
cela finit trop mal, Verlaine voit le départ de Rimbaud comme définitif
et la fin de leur expérience poétique. "O le
feu du ciel sur la ville", comme à son habitude, Verlaine
laisse planer le doute, le "O" qui débute le vers et
qui est une marque d'émotion du poète peut exprimer
un regret ou une interrogation. On remarquera toutefois qu'il s'agit d'un
O court et non pas d'un "Oh" avec un h plus prolongé
et donc plus admiratif. Ce "O" réduit à sa plus
simple expression apparait être un "O" dubitatif, sceptique,
car il n'est pas certain que le feu ait pu mettre fin de façon
radicale aux perversités des peuples ou qu'il s'agissait seulement
de perversités, de comportements qui ne méritaient pas un
tel châtiment. A la fin du poème, nous ne savons donc toujours
pas si Verlaine a des regrets malgré son insistance à amplifier
son refus "Non" par un "vraiment", s'il dit la vérité,
ou s'il ment en écrivant cela.
Conclusion
"Sonnet boiteux" est un sonnet de la déchéance
de Verlaine au moment de sa rupture avec Rimbaud. C'est un martyr qui
apparaît ici, qui se plaint de ses persécutions, qui pense
qu'il ne mérite pas les souffrances qui l'accablent et qu'il n'est
pas responsable. Le coupable, c'est la ville, avec ses tentations, qui
est responsable de ses errances et de ses perversités. "Sonnet
boiteux" est une fois de plus une poésie qui utilise tous
les artifices visuels et sonores pour nous dépeindre l'état
d'âme tourmenté de notre poète.
Vocabulaire
Apostrophe :
Figure de rhétorique par lequel le poète
s'adresse à lui-même ou interpelle une personne.
Ici Ô est une apostrophe.
Anaphore :
Reprise du même mot en début de phrase.
C'est est une anaphore.
Allitération :
Répétition d'une consonne ou
d'un groupe de consonnes dans des mots qui se suivent.
Répétition du p dans qui pèse et qui pose.
Assonance :
Répétition du même son dans un
vers ou dans enfant sourd et nègre fou est une assonance.
Contre-rejet :
Les derniers mots d'un vers commencent la phrase
qui s'achève au vers suivant
Qui sonne creux et faux sous la lime est un contre-rejet.
Ô
Marque d'émotion
Oh
Marque la surprise ou l'admiration
Boiteux
Qui boite, en poésie qui n'a pas le nombre régulier de pieds en parlant d'un vers.
La date du poème
7/9/1872 Verlaine et Rimbaud gagne l'Angleterre
Fin novembre 1872 Rimbaud quitte Londres, mais revient en janvier 1873 auprès
de Verlaine, malade4/4/1873 retour de Rimbaud et Verlaine en France
26/5/1873 retour à Londres des 2 poètes
3/7/1873 Verlaine quitte Rimbaud et l'Angleterre.
10/7/1873 retrouvailles à Bruxelles et coup de feu de Verlaine sur
Rimbaud. Verlaine est écroué.
Vocabulaire
Sonnet : poème de quatorze vers composé de
deux quatrains et de deux tercets et soumis à des règles fixes
pour la disposition des rimes. Le sonnet est apparu en Sicile au XIIIème
siècle et a été popularisé par les poètes
italiens dont Pétrarque, Dante. Il a été repris par
les poètes de la Renaissance dont Ronsard. La structure des quatre
rimes la plus habituelle chez les français : la rime marotique au
XVIème ABBA ABBA CCD EED puis on change l'ordre du dernier tercet
avec les rimes françaises des XVIè-XIXème ABBA ABBA
CCD EDE.
Avec Shakespeare (XVIe-XVIIe) nous avons des sonnets avec trois quatrains
et 1 distique (2 vers).
Baudelaire utilisera toutes les variations.
Le poème Sonnet boiteux avait préalablement pour titre
"Hiver". Il fait partie de Jadis et Naguère, l'un des derniers
recueils de Verlaine publié en 1881. Mais le sonnet date vraisemblablement
de l'époque de solitude de Verlaine dans la capitale anglaise, après
que Rimbaud ait rejoint la France (fin 1872-début 1873) à
l'automne. D'ailleurs ce poème qui figurait dans Cellulairement avait
été envoyé à Lepelletier en octobre 1873 avec
pour titre "Hiver". Verlaine dont les recueils passeront presque
inaperçus de son vivant, laisse d'émouvants modèles
d'une poésie sincère, sans rhétorique, et d'un art
musical qui prélude aux harmonies du symbolisme.
Ernest Delahaye (1853-1930) était l'ami de Rimbaud.
Glapir
Émette des jappements aigus et répétés en parlant
du renard, des jeunes chiens, crier, chanter d'une voix aigre.
Soho
Quartier du vieux Londres entre le British Muséum et Piccadilly.
Le quartier est très animé la nuit, c'est un quartier frivole
avec de nombreux restaurants chinois. C'est le quartier des noctambulesà
Londres.
Sodome et Gomorrhe
Villes de Palestine, détruite par le feu du ciel selon la Bible pour
leurs péchés.
Indeed
Mot anglais signifiant en effet
All right
Plusieurs sens à ce mot anglais, tout droit pour indiquer une direction,
très juste ou très bien.
Martyre
Tourments, souffrances ou mort, endurés pour sa religion. Très
grande souffrance physique et morale.
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